Cet essai, à l'origine en anglais, a été récompensé par le Prix Maxwell 1990 et la Société pour l'Etude des Idées Européennes. L'original est paru dans History of European Ideas 13 (1991), Pp. 201-213.
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QUELLE LANGUE POUR |
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Mark FETTES
"Ma conclusion est que le problème d'une langue de communication internationale se ramène à un conflit entre une langue issue d'un travail conscient de composition, l'espéranto, qui donne manifestement toute satisfaction à ses usagers, et une langue nationale à visées hégémoniques, laquelle, nul n'en doute, ne peut être de nos jours que l'anglais."
André Martinet (1989)
Sans doute certains lecteurs, prenant connaissance de la citation reproduite
en exergue, ont-ils froncé les sourcils en une réaction conjuguant
surprise et scepticisme.
Placer l'espéranto, cette utopie nébuleuse,
fondamentalement vouée à l'échec (dans l'esprit de la
plupart), sur le même pied que ce léviathan mondial qu'est
l'anglais, n'est-ce pas situer le débat au-delà de ce qui est
conceptuellement acceptable? Au siècle dernier, les adeptes des grands
courants de la linguistique européenne auraient rejeté sans hésiter
une façon aussi aberrante de poser le problème.
Le présent
essai tente de mettre en évidence les causes de ce rejet, l'évolution
que connaissent les facteurs qui le sous-tendent et la perspective extrêmement
fructueuse à laquelle on aboutit si l'on aborde le problème de la
langue seconde en partant des deux pôles définis par Martinet.
Peut-être le célèbre linguiste français pensait-il
davantage au monde qu'à l'Europe quand il a émis l'opinion précitée,
mais cela ne change rien au débat. Quelle est la place de la rationalité
dans les affaires humaines, en particulier lorsqu'il s'agit des dimensions
politique, culturelle et psychologique de la communication linguistique? Le
sujet est vaste; nous nous bornerons ici à présenter une esquisse
du champ où s'affrontent le David espéranto et le Goliath anglais,
en cherchant à tirer quelque information utile des arguments que les deux
adversaires se lancent par dessus nos têtes.
Peut-être est-il indiqué, pour commencer, de nous rappeler la réalité linguistique de l'Europe. Comme bien des situations héritées de la préhistoire, la Babel européenne échappe souvent à l'esprit critique: nous prenons rarement la peine de nous arrêter un instant pour voir dans quelle mesure les idées reçues sur la continuité de la pensée et de la culture européennes reflètent véritablement tes faits tels qu'on peut tes observer sur te terrain. C'est ainsi qu'on admet généralement que les personnalités qui ont pris part au développement général de la pensée européenne n'ont guère rencontré de problèmes, pendant des siècles, dans leurs échanges intellectuels. Mais qu'en sait-on, en fait? Qui dira jamais combien de relations potentielles, combien d'interfécondations intellectuelles ont été entravées par l'enchevêtrement des langues sur le Vieux Continent? Certes, le problème est réglé de nos jours pour une petite élite relativement polyglotte. il n'en reste pas moins qu'avec l'intensification de la collaboration scientifique et culturelle, des échanges commerciaux et des voyages, un nombre sans précédent de personnes se retrouvent face à face sans pouvoir communiquer. Il ressort d'une enquête récente que la proportion de personnes capables de comprendre correctement l'anglais [en Europe occidentale]... se situe sensiblement en-dessous de nos prévisions les plus pessimistes, puisqu'elle se limite à quelque 6% de la population (van de Sandt, 1989); le niveau est certainement inférieur pour les autres langues et la fraction de la population capable d'utiliser activement la langue étrangère est bien plus faible encore. Quel sens y a-t-il à parler d'une Europe unie si un groupe représentatif d'Européens réunis par hasard dans un même local n'ont guère d'espoir de pouvoir échanger leurs idées sur quelque sujet que ce soit, si ce n'est, peut-être, l'intérêt qu'il y aurait à trouver la sortie?
Cela dit, il est clair que la diversité des langues a été la source d'innombrables richesses. Le développement semi-autonome de chaque culture nationale (avec toutes les variations régionales et sociales qui ont pu s'épanouir en son sein) n'aurait jamais eu lieu sans la protection des murailles linguistiques. Si, le plus souvent, les avantages inhérents à l'emploi d'une langue unique sont loin d'être considérés avec sympathie, sauf chez les locuteurs de la langue-candidate, c'est en vertu de ce fait, auquel s'ajoutent peut-être les privilèges qu'un système multilingue confère automatiquement aux personnes qui ont pu faire des études de bon niveau. Aussi faut-il souligner d'emblée que l'objet de notre analyse - une langue commune pour l'Europe - ne saurait être une langue première, à moins de s'adonner au jeu de la fiction (anti-) utopique. D'innombrables considérations d'ordre pratique, éthique et politique peuvent être avancées à l'appui de cette conviction (Hagège, 1986).
Toutes les grandes institutions politiques européennes se prononcent en faveur du multilinguisme. Pour nous limiter à l'Europe occidentale, le Conseil de l 'Europe, la Commission Européenne, le Parlement Européen et les ministres de l'éducation des pays membres de la Communauté européenne ont tous adopté ces dernières années des résolutions défendant le « pluralisme linguistique» et l'intensification de 1'enseignement des langues de la Communauté, au détriment, bien sûr, des idiomes utilisés ailleurs. Il est douteux que l'objectif relativement modeste d 'enseigner trois langues de la Communauté à chaque citoyen ait la moindre chance d'être réalisé ou de valoir l'effort qu'il implique, eu égard à l'expérience acquise à ce jour dans l'enseignement des langues (Chiti-Batelli, 1988, pp. 57-91). Pourtant, le multilinguisme demeure la seule politique acceptable pour toutes les nations de la Communauté, et il en serait certainement de même à l'échelle de l'Europe tout entière.
La possibilité de s'entendre sur un idiome qui serait une langue seconde commune à tous les Européens ne s'en trouve pas exclue pour autant. En fait, cette idée traverse comme un fil rouge toute l'histoire européenne à partir du siècle des lumières (Large, 1985, pp. 43-63). Derrière elle gisent les ombres de l'empire romain et de l'Eglise du Moyen-Age, ainsi que des parchemins jaunis évoquant une unité linguistique perdue (et, dans une certaine mesure, imaginaire), pour ne rien dire des rêves ultérieurs axés sur l'espoir de voir naître un langage susceptible d'assurer une compréhension universelle (Kowlson, 1975). Ce ne sont là, toutefois, qu'ombres et rêves. D'autre forces, moins bien définies, unissent aujourd'hui le continent et lui impriment sa forme; pour elles, l'antique langage militaire devenu langue liturgique et outil de communication intellectuelle ne répond plus aux besoins, pas plus que les tâtonnements linguistiques de Willins et de ses pairs.
Il est difficile de définir en toute certitude ce que recouvre réellement le processus d'unification européenne et les conséquences qu'il aura sur la politique en matière de langues. Des motivations pragmatiques, d'ordre économique et aux racines nationales, militent avec force dans le sens de l'unilinguisme; elles côtoient l'internationalisme ambiant et ce qu'on pourrait appeler l'Euronationalisme, lui-même nourri des visions romantiques d'une gloire passée. de tendances isolationnistes comportant une redéfinition de l'identité européenne, ainsi que d'une détermination néocolonialiste à se tailler une part aussi vaste que possible du gâteau mondial. Certains Etats peuvent même chercher dans la CE une légitimité de nature à les protéger contre des pressions sécessionnistes internes (on pense tout naturellement à l'Espagne et à la Catalogne). Même la définition géographique de l'Europe n'est pas claire, ce qui n'est pas sans conséquence sur le choix des langues de travail communes et sur la possibilité réelle de mettre en pratique le principe communautaire de l'égalité linguistique (qui. avec neuf langues, court déjà de sérieux risques de dislocation). L'examen des candidats au rôle de langue inter-européenne doit donc commencer par un avertissement quant à la définition de l'Europe elle-même. En effet, la fonction d'une telle langue dépendra étroitement du contexte social et politique; les solutions à appliquer différeront sensiblement selon qu'il s'agit d'une Europe de 30 pays ou de l'Europe des Douze, ou encore d'une Europe des régions composées de 80 unités.
Deux autres considérations doivent être formulées ici. Il s'agit tout d'abord de la gamme de fonctions que devra remplir la langue commune Quels rôles devra-t-elle jouer dans la société européenne? Peu d'européens accepteraient de voir disparaître la diversité linguistique ; il faudra donc introduire une cloison fonctionnelle entre l'interlangue» et les langues des peuples. Par ailleurs, cela va sans dire, il est tout aussi inadmissible que la langue commune soit limitée à une classe sociale ou à quelques catégories professionnelles, c'est-à-dire à une sorte d'Euro-élite (ce qui, soit dit en passant, est exactement la situation à laquelle conduit la politique actuelle, en lui conférant de ce fait une certaine légitimité). Enfin, les liens unissant langue et culture étant ce qu'ils sont, il serait futile de jeter son dévolu sur une langue «purement» limitée à l'échange d'informations. On voit que l'idiome-candidat doit répondre à plusieurs critères: si ces diverses exigences sont en conflit dans le cas d'une langue donnée, pourra-t-elle assumer le rôle de lingua -franca stable et universelle?
Il s'agit ensuite de définir dans quelle mesure la langue commune est susceptible d'être apprise. La question se pose puisque ce sera nécessairement une langue seconde, non-maternelle (un bilinguisme au sens strict, inculqué à l'enfant dès qu'il commence à parler, est si éloigné des possibilités actuelles à l'échelle de l'Europe tout entière qu'il se situe hors du cadre du présent essai). Il faut d'abord se rappeler que la dynamique interne à l'uvre dans les diverses communautés linguistiques varie énormément d'un cas à l'autre, même dans le cadre relativement restreint des langues prises en considération dans la présente étude. Le purisme parfois presque fanatique des francophones offre un contraste marqué avec l'attitude décontractée de leurs voisins du nord: les Néerlandais n'ont aucun scrupule à emprunter des mots étrangers. La résistance acharnée que l'anglais des Iles Britanniques oppose aux réformes grammaticales et orthographiques est à mille lieues de la cohérence qui confère une sobre simplicité à la manière d'écrire l'espagnol ou l'estonien. Au cur de l'Europe, le tchèque représente un cas unique par la différence prononcée que présentent la langue parlée et la langue écrite. On pourrait multiplier les exemples, mais ceux qui précèdent suffisent pour illustrer l'absence d'une tradition commune à toute l'Europe dans le domaine de la langue courante. Les professionnels du langage, ayant fait des études prolongées, peuvent certes transcender jusqu'à un certain point les préjugés qu'ils ont assimilés sans s'en rendre compte avec leur langue maternelle.
Mais la plupart des usagers potentiels d'une langue inter-européenne seconde n'ont pas ou guère la formation voulue pour y arriver; pour eux, la lingua franca risquerait d'induire un sentiment d'étrangeté, l'impression que «quelque chose ne tourne pas rond », chaque fois qu'il y aurait opposition entre ses solutions et les convictions mytho-linguistiques auxquelles ils adhèrent à leur insu.
Nous venons en fait d'aborder le problème des différences irréductibles entre les langues dont George Steiner a fait l'axe principal de son étude sur la traduction, After Babel (1975; cette étude porte essentiellement sur l'Europe). Ces différences n'empêchent pas d'apprendre une langue seconde, ni même d'atteindre le niveau du locuteur natif. Mais elles imposent de rigoureuses limites aux résultats que l'on peut escompter en l'absence d'une immersion totale dans le milieu linguistique considéré. Steiner fait observer, au sujet d'étudiants japonais censés être «opérationnels» en anglais: «Ils forment tant de phrases correctes, mais si peu qui sonnent juste ! » (1975, p. 470). La question se pose: quel est le degré de «justesse» à viser et susceptible d'être atteint pour une lingua franca européenne qui ne serait pas la langue maternelle de ses usagers?
Autrement dit. si l'on prend au sérieux l'idée de doter l'Europe d'un moyen linguistique de communication qui soit commun à tous ses habitants, il faut être très exigeant. Cette langue seconde doit être aussi agréable à utiliser oralement que par écrit, présenter des caractéristiques telles que tous les Européens aient des chances raisonnablement égales d'en acquérir la maîtrise (quelle que soit la manière de définir l'Européen) et posséder une capacité de formulation de la pensée qui lui permette d'exprimer, à la satisfaction du locuteur, n'importe quelle idée pouvant faire l'objet d'une communication transnationale dans le cadre européen. Toute langue qui ne répond à ces critères que partiellement n'est qu'une «langue européenne», grande ou petite selon l'usage qui en est fait, mais sans droit particulier à un statut spécial.
Le présent essai tente essentiellement de déterminer dans quelle mesure l'anglais et l'espéranto, à leurs pôles respectifs, répondent à ces exigences. Le premier est une langue ethnique, devant peu à l'action délibérée de l'homme, ayant plus de 300 millions de locuteurs «natifs», dont plus de 50 millions en Europe; les arguments en sa faveur reposent largement sur le status quo et sur le poids des réalités économiques. Le second s'est développé sur la base d'un projet structuré avec rigueur qui, en un siècle d'usage au sein d'une collectivité limitée, mais d'ampleur mondiale, s'est progressivement transformé en une langue vivante, celle d'une «diaspora linguistique' non-ethnique, dépourvue de territoire et fondé sur le principe de la libre adhésion» (Wood, 1979): une fraction considérable de cette population réside en Europe. Rares sont les personnes qui ont l'espéranto pour langue maternelle; elles sont si peu nombreuses, en fait, que leur importance statistique est négligeable. Loin de moi l'idée de ramener à ces deux langues l'ensemble des candidats possibles au statut de langue inter-européenne; je me borne à dire que ces deux langues définissent de façon satisfaisante les limites entre lesquelles se situe la gamme des solutions possibles.
De l'avis général, l'anglais est. de nos jours, le candidat favori au rôle de langue inter-peuples, utilisable presque partout, même au-delà des limites du territoire européen; l'expression «nul n'en doute » , employée par Martinet dans la citation mise en exergue, illustre à quel point ce fait est généralement ressenti comme une évidence. Les colonialismes britannique et américain, ainsi que le poids économique des pays anglo-saxons, leur ont permis de propager leur langue dans toutes les régions du globe; le dynamisme technique américain, en particulier, l'a amené à consolider ses positions et à faire en sorte que l'acquisition de l'anglais soit la clé qui ouvre la porte à un immense marché et à d'abondantes sources d'information. Depuis le début du siècle, la prééminence internationale de l'anglais s'est affermie de plus en plus, au point que certains de ses locuteurs, que ce soit ou non leur langue maternelle,. prédisent d'une même voix son avènement au statut de langue mondiale, véritablement universelle.
Les réactions intellectuelles à cette perspective ont été des plus diverses. Un courant important de la pensée socialiste a salué avec joie, au début, la propagation de quelques langues européennes sur l'ensemble de la planète: ses tenants y voyaient un processus propre à faciliter l'intégration de la communauté mondiale (Lins, 1987). Quant aux éléments conservateurs, s'ils tiennent à préserver leur culture et leur identité nationale, ils s'identifient facilement, en partie tout au moins, aux forces mercantiles et colonialistes qui ont assuré la progression de l'anglais, comme ils avaient autrefois accueilli le français comme véhicule inégalé des lumières et de la diplomatie. Ces attitudes sont encore largement représentées aujourd'hui, généralement sous la forme d'une défense d'un unilinguisme présenté comme particulièrement avantageux.
Elles sont toutefois en décalage par rapport à une évolution récente qui ouvre de plus en plus les yeux sur le rôle capital que joue le langage, en profondeur, dans les affaires humaines. Les linguistes, surtout ceux qui étudient la communication linguistique «sur le terrain», se sont distancés des positions précitées. Un exemple typique nous en est fourni par un auteur traitant des langues non-anglaises survivant dans les îles britanniques: "(... )les seules qui soient vierges de toute influence anglaise sont le picte et le celto-picte, mortes en Ecosse du nord avant que l'anglais ne pénètre aussi loin. En effet, l'anglais est un tueur... C'est lui qui a tué le cumbrique. le cornique, le norne et le mannois. C'est lui qui a totalement remplacé le gaélique irlandais comme première langue en Irlande du nord. Et c'est lui qui représente la menace la plus grave pesant sur le gallois et le gaélique d'Ecosse, ainsi que sur le français dans les Iles anglo-normandes, au point que la survie de ces langues est pour le moins extrêmement douteuse. (...) On peut se poser la question, hélas futile, de savoir si. d'ici un siècle, et à leur grand dam, les Iles Britanniques n'auront pas été condamnées («n'auront pas abouti» serait une expression inadéquate) à une uniformité linguistique peu enviable comme elles n'en avaient jamais connu tout au long de leur histoire.» (Price, 1984, p. 170 et p. 241). La situation n'est pas aussi grave dans le reste de l'Europe, mais nombreux sont ceux chez qui ces paroles trouveront un écho face à la perspective d'une hégémonie toujours plus étendue de l'anglais sur le continent.
Le fait que le nationalisme ait servi d'idéologie directrice pour plus de 160 Etats indépendants n'est pas davantage resté sans conséquence. En 1945, il s'est révélé impossible pour les Nations Unies en gestation de se limiter à deux langues officielles. l'anglais et le français. comme avait pu le faire la Société Des Nations. En 1965, la Communauté Européenne a jugé nécessaire de garantir aux langues de chaque Etal Membre un statut égal, aux termes de la Charte Européenne, même s'il était clair d'emblée que certaines langues seraient plus égales que d'autres» dans la pratique quotidienne. Par ailleurs, les Nations Unies subissent de très fortes pressions de la part de groupes linguistiques importants n'ayant actuellement aucun statut dans cette organisation, tandis que deux Etats Membres de la CE, l'Irlande et le Luxembourg, ont accepté de ne pas exiger un statut égal pour leurs langues officielles considérées comme secondaires.
En fait, les déclarations politiques n'ont pas toujours les effets qu'on pourrait croire sur les réalités de chaque jour. Il est très difficile de trouver des statistiques fiables sur l'emploi de l'anglais comme seconde langue, en Europe ou dans le reste du monde: la fluidité naturelle de la communication linguistique et les difficultés que soulève la définition des critères s'unissent pour obscurcir la question. Il ne fait toutefois pas de doute que l'anglais est perçu comme une langue prestigieuse, largement utilisée, dont l'acquisition ne peut qu'apporter des avantages immédiats. Aux Pays-Bas 99% des jeunes qui terminent leurs études secondaires ont eu l'anglais pour première langue étrangère; dans les autres pays d'Europe, cette proportion est moins élevée, mais, en règle générale, l'anglais l'emporte nettement sur les autres langues. Une certaine maîtrise de l'anglais. au moins écrit, est nécessaire dans diverses professions, en particulier dans les sciences naturelles. George Steiner va peut-être un peu loin lorsqu'il affirme que I 'anglais paraît «incarner pour les hommes et les femmes du monde entier - en particulier pour les jeunes - le sentiment d'espoir, le progrès matériel, l'accès aux méthodes scientifiques et empiriques» (1975, p. 468). En effet. pour la plupart des jeunes Européens, il se présente plutôt comme la langue des restaurants Mac Donald et des productions d'Hollywood, celle des satisfactions rapides et bon marché dépourvues de profondeur. La prétendue facilité de la langue. qui, comme le confirmera tout professeur d'anglais, ne dépasse pas le niveau le plus bas, non idiomatique, celui où les verbes s'emploient sans variation de temps, ne peut que renforcer cette attitude. Steiner lui-même parle d'une «couche mince, merveilleusement fluide, mais ne reposant pas sur des bases suffisamment étoffées (l975, p. 470).
Pour nous faire une idée plus éclairante de ce manque de profondeur, nous pouvons consulter un autre linguiste polyglotte, habitant un pays où l'anglais joue effectivement le rôle de lingua franca nationale. Dans une étude propre à stimuler la réflexion, Dasgupta (1988) tente d'élucider les raisons de la différence de créativité entre le sanscrit à son apogée, entre l'an 500 et l'an 1000, et l'anglais dans l'Inde d'aujourd'hui. Les grands auteurs sanscrits, nous dit-il, écrivaient à une époque où cet idiome n'était la langue maternelle de personne, mais où c'était un moyen de communication «artificiel», qu'il fallait commencer par apprendre. Le contraste est grand avec l'anglais. incarné dans une population de 300 millions de locuteurs natifs répartis dans le monde entier. Pour Dasgupta. l'Indien anglophone, bilingue ou trilingue, ne peut percevoir dans l'anglais une langue «naturelle »: le choix qu'il faut faire pour le parler ou l'écrire est trop pesant, trop présent, si couramment que l'intéressé le parle, si maître qu'il soit des détails techniques à respecter pour s'exprimer correctement. Cette situation débouche sur une paralysie de la créativité. «L'anglais exerce le pouvoir en Inde, mais l'anglais des indiens n'a pas de statut dans le monde anglophone; du fait de cette ambiguité internationale (...) les problèmes que Rujeev Patke a diagnostiqués dans son article [c'est-à-dire la faible créativité, et donc l'absence d'uvres de valeur produites en anglais sur le sous-continent indien] persisteront longtemps encore» (Dasgupta, 1988, p. 25).
Cette remarque est limitée au cas particulier de l'Inde. Elle n'en appelle pas moins notre attention sur un problème beaucoup plus général auquel il a été fait allusion ci-dessus. Toute société qui exprime sa culture propre dans un autre idiome que la langue de Shakespeare doit faire face à ce conflit fonctionnel entre l'anglais «interlangue» et la langue nationale ou locale. A en juger par l'expérience acquise jusqu'ici, cette situation ne coupe pas seulement l'anglais des racines créatives indigènes, elle lui fait perdre son assise. Nous avons assisté ces dernières années à une révolution linguistique tout à fait inattendue aux Philippines, où il a brusquement perdu son rôle prestigieux dans la vie publique en faveur du tagalog (Branegan, 1989). Des bouleversements analogues sont parfaitement imaginables dans bon nombre de pays en développement, qu'il s'agisse d'une affirmation de l'identité nationale ou d'un déclin possible de l'anglais sur la scène mondiale.
Ces considérations revêtent une importance de premier plan pour la situation européenne. L'anglais est la langue d'une nation d'Europe, et on pourrait défendre l'idée que sa sémantique, voire sa grammaire, sont plus proches des pentes naturelles communes à tous les Européens que des habitudes indiennes et philippines. Mais la base géographique et linguistique de cette langue se situe à la périphérie. Les pays qui ont le mieux assimilé l'anglais dans leur vie quotidienne sont les voisins des Iles Britanniques: Irlande qui a trop bien réussi, par rapport à la langue nationale), Pays-Bas, pays scandinaves. L'Allemagne occidentale suit d'assez près. Les Français, pour leur part, sont indifférents ou farouchement hostiles. En dehors de l'Europe septentrionale, la position de l'anglais n'est pas plus forte que dans le reste du monde: c'est une langue importante. mais d'autres idiomes, correspondant aux liens locaux, d'ordre culturel et politique, ont souvent plus de poids même dans la partie polyglotte de la population.
Et qu'en est-il de l'anglais dans les pays où il est largement accepté en qualité de langue seconde? Toute personne se rendant aux Pays-Bas ne tarde pas à percevoir la pression qu'exerce cette langue sur la vie quotidienne: télévision, radio, imprimés de toutes sortes lui assurent une présence dans chaque foyer et même dans les cours de récréation: les publicitaires y recourent pour rendre leurs messages plus percutants; les journalistes s'y réfugient quand leurs ressources dans leur langue maternelle se révèlent inadéquates. Certaines personnes vont parfois jusqu'à exprimer l'idée que le néerlandais cédera la place à l'anglais, en tant que langue nationale, d'ici deux générations. Mais pour l'anglophone qui observe la situation de l'extérieur, tout cela paraît bien superficiel. La connaissance de l'anglais dans la population locale est, en règle générale, bien plus passive qu'active: elle permet de comprendre les films et les textes, pas d'en produire. De même, le plus souvent, elle ne dépasse guère la «mince couche» dont parle Steiner. Les groupes musicaux néerlandais chantent souvent en anglais, mais aucune troupe de théâtre ne joue dans cette langue, et les écrivains (bien sûr!) ne l'utilisent jamais. Les ventes de la version néerlandaise d'un livre paru en anglais dépassent de très loin celles de l'original.
Ces observations portent à étendre à la situation européenne la thèse de Dasgupta relative à l'absence de créativité dans la langue seconde; elles nous rappellent également que la position de l'anglais n'a rien de nécessairement durable. Pour conserver sa place dans le monde, une langue doit séduire chaque nouvelle génération; l'évolution culturelle, politique ou économique peut rapidement entraîner des bouleversements inattendus. Les positions respectives du latin, puis du français, ont paru inexpugnables en leur temps. L'anglais semble porté depuis un siècle et demi par un courant irrésistible; pourtant, les statistiques de son utilisation effective en Europe. à en juger par l'étude précitée. sont loin d'être impressionnantes (Van de Sandt, 1989), Dans ce contexte, le fait que la chaîne de télévision Sky Channel. qui émet en anglais théoriquement pour toute l'Europe, n'ait pas réussi a se tailler une part significative du marché se révèle être, non une question de malchance, mais une conséquence inévitable de la situation réelle. La place de l'anglais dans la conscience européenne n'est pas celle d'une langue familière ou d'un moyen populaire de communication inter-peuples, c'est celle d'un système auquel on se sent contraint de recourir, faute de mieux, dans un certain nombre de situations. Tout habitué des conférences internationales connaît par expérience le «syndrome post-réunion»: les participants qui, quelques minutes plus tôt, échangeaient leurs idées dans un anglais satisfaisant mais formel. se dépêchent de reformer des groupes où ils peuvent discuter en toute spontanéité dans leur langue maternelle.
On le voit: des obstacles d'ordre politique, culturel et psychologique limitent les chances qu'a l'anglais de jamais devenir la langue de communication inter-européenne; pour qu'elle acquière ce statut. il faudrait postuler une perte d'identité affectant subitement les peuples du continent, ce qui semble bien improbable. A ce point de notre analyse. le moment est venu d'étudier l'autre terme de l'alternative: l'espéranto. Les difficultés que celui-ci rencontre sont, à bien des égards, le pendant, à l'autre extrême, de celles auxquelles se heurte l'adoption généralisée de l'anglais; la comparaison ne peut qu'être instructive. Il serait fastidieux et, j 'espère, superflu, d'exposer ici les raisons pour lesquelles l'espéranto mérite d'être abordé en tant que fait: s'il repose sur une base sociale sortant de l'ordinaire, il n'en est pas moins une langue tout à fait normale du point de vue de son fonctionnement. Bien des études le démontrent; les articles réunis dans l'un des derniers volumes de la Série Trends in Linguistiks (Schubert, réd., l989) seront particulièrement utiles au lecteur désireux de se documenter à cet égard; les références qu'ils contiennent lui donneront accès à toutes tes sources requises. Je me limiterai ici aux questions qui sont directement en rapport avec le sujet traité. Quelles que soient les chances de l'espéranto, les considérations qui seront formulées à son propos sont en rapport direct et étroit avec l'ensemble de notre problématique.
La candidature de l'anglais au poste de langue seconde inter-européenne part d'un point de vue pragmatique: on considère que la position actuelle de cette langue dans le monde est un argument déterminant en soi; point n'est besoin d'invoquer des considérations linguistiques. La candidature de l'espéranto, en revanche, s'appuie sur des questions de principe. Les deux grandes thèses qui, classiquement, la soutiennent, remontent au rationalisme optimiste du siècle des lumières; elles ont été reformulées à maintes reprises et sous des formes diverses depuis l'apparition de la langue sur la scène mondiale il y a une centaine d'années. Une langue conçue comme l'oeuvre d'un artiste, qui vise consciemment un objectif précis, sera de par sa nature même plus facile à apprendre qu'une langue nationale dont le développement a été à bien des égards anarchique. Le rapport de facilité entre l'espéranto et les autres langues est situé de façon différente selon les auteurs: la gamme s'échelonne entre quatre (l'espéranto s'acquiert en quatre fois moins de temps qu'une autre langue) et vingt (vingt fois moins de temps) (Sherwood et Cheng, 1980). En outre, une langue de cette nature, du moment qu'elle est réellement autonome dans son fonctionnement et son développement, revêt l'avantage de la neutralité politique. Nous reviendrons dans un instant sur ces affirmations et sur ce qu'elles impliquent.
Pour le moment, arrêtons-nous sur un point capital: l'anglais et l'espéranto établissent leur quartier général, avant l'affrontement. dans des zones très différentes. L'espéranto ne peut invoquer de grands atouts matériels par rapport au secteur économique considérable que représente l'anglais, seconde langue pour tous . L'organisation espérantophone la plus vaste, l'Association Universelle d'Espéranto, compte moins de 50.000 membres et il est improbable que la population d'usagers actifs dépasse le décuple de ce chiffre; le nombre total d'ouvrages édités en espéranto est de l'ordre de 250 par an, le nombre de périodiques de quelque valeur tourne autour de 125. Certes, ces chiffres ne sont pas négligeables si l'on considère que l'apprentissage de l'espéranto résulte toujours d'un acte volontaire pratiquement exempt de motivation intéressée: combien de non-anglophones apprendraient l'anglais dans la même situation? Mais ils signifient que les défenseurs du candidat espéranto doivent fonder leur argumentation sur des avantages potentiels plus que sur des réalités matérielles, et ce fait a eu inévitablement pour effet d'en limiter l'attrait (voir Large, 1985, 197-201).
Si, un siècle durant, l'espéranto s'est trouvé écarté du discours classique sur les langues en Europe, malgré le niveau élevé de sa production culturelle et intellectuelle, c'est également pour d'autres raisons, plus subtiles. Un psychologue genevois, Claude Piron, l'un des auteurs actuels ayant le plus cherché à asseoir sur des bases intellectuellement rigoureuses le discours relatif à l'espéranto, affirme que cette langue suscite au niveau inconscient une profonde angoisse chez les personnes unilingues: Le chercheur étudiant les réactions psychologiques au mot « espéranto » est frappé de voir combien de personnes ne peuvent supporter l'idée que cette langue puisse être, à certains égards, supérieure à leur langue maternelle. Cette réaction se fonde sur une identification de la personne à sa langue: ma langue, c'est mon peuple, ma langue. c'est moi; si ma langue est inférieure, mon peuple est inférieur, et je suis inférieur (l988, p. 9). Piron souligne ensuite que les relations linguistiques ont toujours été des relations de pouvoir, corroborant ainsi les recherches faites indépendamment par l'historien allemand Ulrich Lins, qui a récemment publié une étude profondément documentée sur la suspicion, le harassement et les persécutions dont les usagers de l'espéranto ont fait l'objet de la part de maints régimes totalitaires, tout particulièrement l'Allemagne nazie et l'URSS stalinienne. Pour Lins, les mêmes processus sont toujours à l'uvre, mais sous une forme atténuée: Apparemment, bien des Etats ne veulent pas voir l'espéranto actualiser son potentiel: Si éloquents que soient leurs discours sur la communication internationale. ils veulent rester maîtres des conditions qui limitent les contacts de leurs citoyens avec l'étranger. L'addition récente du droit à la communication aux droits de l'homme peut être considérée comme un progrès (...) Par ailleurs, l'Unesco ne veut pas risquer d'offenser les Etats en formulant autre chose que les déclarations les plus générales sur l'aspect linguistique des échanges internationaux (l988, p. 531).
Quoi qu'il en soit des motivations profondes. on constate que les intellectuels européens n'ont pas manqué de critiquer les arguments présentés par les partisans de l'espéranto. Rares sont ceux qui ont mis en doute la facilité relative avec laquelle la langue peut s'apprendre, mais bien des écrivains, tels que I. A. Richards et George Steiner, ont exprimé les doutes que cela leur inspirait: cet avantage risque, nous disent-ils, d'être payé du prix d'une perte d'expressivité, qu'ils jugent inhérente à ce type de langue. En simplifiant quelque peu, on pourrait dire que leur critique revient à mettre en doute la réalité de l'autonomie de l'espéranto, l'identité ou le génie d'une langue ne pouvant être assurée, croient-ils, que « par la durée et un sol natal" (Steiner, 1975, p. 470). Les auteurs qui s'expriment dans ce sens n'ont aucune connaissance personnelle de la lexicographie ou de la littérature de l'espéranto. aucune expérience de l'espéranto parlé (Verloren van Themaat. 1989). Pour cohérents et élégants qu'ils soient. leurs arguments ne résistent pas à l'épreuve du réel. L'analyse de la langue telle qu'elle est actuellement utilisée révèle par exemple que le sens et les connotations d'un mot ou les nuances qu'introduit aujourd'hui tel ou tel morphème, bien qu'identiques d'un bout à l'autre de la diaspora espérantophone, sont relativement souvent en décalage par rapport aux définitions du principal dictionnaire unilingue d'espéranto ou à l'usage du début; ceci peut paraître étonnant, ce n'en est pas moins un fait parfaitement vérifiable (Piron, 1989). En outre, un espérantophone cultivé aura une connaissance au moins superficielle d'un ensemble d'uvres originales et traduites ainsi que de l'histoire de la langue: Ces éléments culturels sont transmis par des moyens formels (examens), semi-formels (Séminaires. uvres populaires). ou non-formels (contact interpersonnel). L'espéranto présente donc un noyau lexical et culturel sans équivalent dans les autres populations linguistiques, noyau probablement plus cohérent que celui de nombreuses communautés plus vastes mais moins instruites. Certes, à la périphérie, on peut observer des interférences avec les langues maternelles des locuteurs. Mais celles-ci disparaissent invariablement lorsque le sujet de discussion est abordé sous un angle plus universel ou que les locuteurs ont davantage l'expérience de la vie internationale. Rien n'empêche, en soi, que ces mêmes phénomènes se reproduisent à une échelle beaucoup plus vaste si l'espéranto est adopté comme principal moyen de communication inter-peuples. en Europe ou ailleurs.
L'existence de ce fonds culturel indépendant. de ce réseau de champs sémantiques originaux, nés des interactions entre usagers, pourrait, dans l'esprit de certains. invalider l'argument de neutralité culturelle invoqué par les partisans de l'espéranto. On entend souvent dire que le lexique trop roman de l'espéranto et sa base sociale largement européenne le disqualifient en tant que langue véritablement mondiale. S'il en était ainsi, ce serait un argument de plus en sa faveur dans un contexte strictement européen. La langue a pour rôle de fonder l'identité autant que l'unité, et une langue commune aux Européens qui serait inacceptable pour le reste du monde pourrait bénéficier d'un attrait particulier et d'une dynamique propre dans les limites du continent européen. Malheureusement pour ceux que cette perspective pourrait séduire, l'espéranto est une langue bien plus mondiale qu'européenne. Cette question, controversée dans le monde espérantophone, présente de nombreuses facettes du plus haut intérêt.
D'un point de vue lexical et historique l'espéranto est, sans conteste, européen. (Il est d'ailleurs douteux que l'idée même d'une interlangue conçue avec art, délibérément, ait jamais été émise, à titre indépendant, dans les autres parties du monde, et tout projet a posteriori cherchant à se faire adopter à l'échelle planétaire est contraint, par la force des choses, de se fonder dans une large mesure sur les racines des langues indo-européennes, dont les locuteurs représentent aujourd'hui à peu près la moitié de la population mondiale). Mais ce trait du lexique de l'espéranto est contrebalancé par une morphologie syntaxique sans équivalent dans le domaine linguistique indo-européen, et, sur le plan culturel, par un fondement idéologique de nature universaliste. Ces différentes caractéristiques manifestent un jeu d'influences réciproques passionnant à étudier. Nombreux sont les espérantophones pour qui le noyau lexical de base (j'entends par là le fonds de racines servant à créer le vocabulaire) devait être aussi restreint que possible, compte tenu des exigences de la clarté et de l'expressivité, la richesse étant assurée par des structures n'imposant aucune limite à la combinatoire, ce qui permet à un petit nombre d'éléments de base d'exprimer en fait une infinité de concepts. Cette optique est généralement associée a une haute valorisation de la simplicité ou de la facilité d'acquisition, et les tenants de cette position invoquent souvent les besoins qu'ils attribuent aux locuteurs non-européens, pour lesquels le vocabulaire présente une difficulté plus importante que pour la plupart des habitants du Vieux Continent.
Pareille conception se heurte depuis l'apparition de l'espéranto à un courant de pensée opposé. Certains se sont en effet enflammés en faveur des néologismes , qui sont parfois des vocables réellement nouveaux, mais souvent des mots entrés dans la langue à une date relativement ancienne, mais rares et stylistiquement marqués, exprimant des concepts pour lesquels la langue traditionnelle dispose de synonymes « 'internes", immédiatement compréhensibles à des personnes ignorant le fonds gréco-latin du lexique occidental. Les polémiques entre partisans et adversaires des néologismes ont soulevé les passions dans le monde espérantophone. Une école importante, à tendance presciptive, responsable d'études d'avant-garde sur la formation des mots et les structures de phrases en espéranto (Schubert, 1989, pp. 257-265), a réussi à codifier des normes européanisantes s'écartant radicalement de la nature ouverte et universaliste de la Grammaire fondamentale du début. Mais son influence a été minime et, semble-t-il, très limitée dans le temps (Wood, I 987). Non seulement la langue n'a rien perdu, en fait, de ses caractéristiques non-européennes, mais, tant les organisations occupant une place de poids dans le monde de l'espéranto, que les personnalités qui y jouissent d'un grand prestige, ont toujours manifesté une fidélité opiniâtre aux perspectives mondialistes. L'accélération récente de la propagation de l'espéranto hors d'Europe, solennisée, pour ainsi dire, par de vastes congrès mondiaux tenus au Brésil et en Chine, a eu pour effet de renforcer cette tendance, Les données dont on dispose permettent de conclure que l'écrasante majorité des espérantophones perçoit la langue comme mondiale. A cet égard, toute contribution que l'espéranto pourrait apporter à la solution des problèmes de communication linguistique en Europe, pour importante qu'elle soit. ne peut qu'être secondaire par rapport à sa vocation planétaire. Il est difficile de déterminer si ceci est un avantage ou un inconvénient pour la candidature de l'espéranto au titre de langue seconde pour tous les Européens.
Considération finale sur l'aspect « neutralité » de la question: l'espéranto ne souffre pas de la contradiction relevée par Dasgupta quant à la stérilisation de la créativité chez les usagers d'une langue seconde. A la différence de l 'anglais. dont les normes sont définies par les locuteurs natifs, celles de l'espéranto bien moins restrictives au demeurant- se définissent d'elles-mêmes, par l'interaction translinguistique, de sorte que tout usager, à quelque peuple qu'il appartienne, peut y jouer un rôle. Sans doute trouve-t-on là une des causes qui expliquent le lien affectif qui unit bien des locuteurs à la langue. Une autre raison est que la structure très souple de l'idiome le rend particulièrement adapté aux exigences de l 'utilisation créative (Piron, 1987 1989). Ces avantages ne compensent toutefois pas les faiblesses qui caractérisent, en pratique, la communauté espérantophone. La capacité d'enfoncer dans le sol collectif des racines profondes peut faire défaut à l'anglais, s'il est volontairement adopté en tant que langue seconde, mais la force des circonstances le maintient solidement sur ses positions L'espéranto, quels que soient les points forts qu'en dégage l'analyse, est dépourvu des avantages que représentent un centre géographique et une vaste population déjà conquise. Les problèmes qui résultent de cette situation du point de vue de l'organisation des activités et de l'enseignement de l'espéranto, les tendances au « sectarisme» qu'elle encourage et le caractère particulier des personnes qu'elle attire ont été bien analysés, dans le cas des espérantophones britanniques. par le sociologue Forster (1982). Les sceptiques concluront que l'espéranto doit encore faire la preuve de sa capacité à fonctionner à des niveaux significatifs et que l'idée même de l'adopter en tant qu'unique langue seconde pour tous les Européens est pour le moins prématurée. Examinons donc ce que peut nous réserver l'avenir.
Le fossé entre l'anglais et l'espéranto, à l'heure actuelle, paraît immense. Mais ce serait une grave erreur que d'en conclure que les jeux sont faits. D'une part, la position minoritaire de l'espéranto représente un énorme obstacle à son acceptation politique en tant que langue importante pour la communication internationale. D'autre part, nous l'avons vu, l'anglais se heurte lui aussi à de graves difficultés d'ordre politique. même si elles n'ont guère entravé sa progression jusqu'ici. L'évolution future va-t-elle favoriser l'un des candidats? Aucun? Les deux? Plus les communications internationales se développeront, plus la position de certaines langues à diffusion mondiale se trouvera renforcée, mais des facteurs imprévisibles entreront à peu près certainement en ligne de compte. Bien des personnes étudient aujourd'hui le japonais, alors qu'elles n'auraient jamais eu cette idée il y a vingt ans; or, le déplacement du pouvoir économique vers l'Asie ne cesse de s'accentuer. On peut imaginer qu'à une date plus tardive on assistera à un rayonnement croissant des pays de langue espagnole, langue bien mieux adaptée que l'anglais, du fait de ses caractéristiques concrètes, aux exigences de la communication internationale. N'oublions pas non plus l'impondérable que représente l'informatique: la machine à traduire peut modifier toutes les données du problème (Tonkin, 1981). Tous ces éléments se répercuteront directement sur la situation linguistique de l 'Europe, pour une raison très simple: l'anglais ne possède aucune supériorité intrinsèque par rapport aux langues européennes; s'il a autant de succès, c'est uniquement pour des facteurs extrinsèques à ce qu'il est en tant que langue. Certes, il maintiendra sa place parmi les principales langues d'Europe et du monde pendant l'avenir prévisible. Mais rien ne lui garantit une suprématie définitive.
En revanche. l'espéranto, si nombreux que soient les inconvénients matériels qui le handicapent, occupe déjà une position réellement privilégiée. En tant que langue internationale dotée des avantages d'un agencement délibérément adapté à sa fonction, et portée par une véritable communauté de locuteurs, il n'a aucun rival, et il paraît peu probable qu'il puisse jamais en avoir (voir Blanke, 1985, et ci-dessous). Sa position dépend du contexte où se déploie la communication internationale, mais pas, ou guère, de l'équilibre des forces économiques et politiques, sauf en ce sens qu'une répartition plus équitable du pouvoir favorise directement l'adoption d'une langue qui n'appartient à aucun groupe particulier.
Les progrès de l'égalité politique en Europe et dans le monde rendent de plus en plus plausible l'hypothèse selon laquelle l'espéranto aura un rôle plus important à jouer.
Nous sommes ici au cur du débat. C'est l'Europe des deux derniers siècles qui a produit la notion de l'égalité entre les hommes; c'est elle aussi qui a découvert que la réalisation concrète de cet idéal exigeait une action consciente: l'égalité résulte d'une organisation délibérée, elle ne naît jamais par hasard. Les mouvements sociaux qui s'emploient à transformer en action ces prises de conscience trouveront dans l'espéranto un allié parfait. L'anglais, de par son essence même, représente les forces d'inertie. le produit d'une croissance naturelle non maîtrisée; non pas parce que son emploi est exclusivement la prérogative des conservateurs, mais parce qu'il esquive la question du choix et, de ce fait, privilégie forcément certains individus et certains groupes au détriment des autres. Les produits de l'histoire « naturelle» européenne, il faut l'admettre, témoignent d'une force de résistance remarquable tant dans la politique que dans la culture du Vieux Continent. Mais si, à la longue. ils sont condamnés, comme l'implique le choix politique en faveur d'une Europe unie et démocratique, des hybrides de la rationalité et du pragmatisme aussi vigoureux que l'espéranto trouveront peut-être des conditions idéales pour croître à leur place.
D'autres hybrides comparables peuvent être imaginés. On a pu voir dans le courant du siècle deux grands mouvements destinés à rendre l'anglais plus apte à jouer un rôle mondial. L'un et l'autre ont bénéficié de l'appui d'intellectuels prestigieux (George Bernard Shaw a légué sa fortune pour la réforme de l'orthographe anglaise. I A. Richards a consacré ses remarquables talents à la cause du Basic English); ces deux projets sont actuellement moribonds. Mais les modifications qui interviennent dans la perception des problèmes pourraient redonner vigueur à des efforts entrepris dans ce sens. Plus près de l'extrémité "espéranto » du spectre, on peut concevoir une collaboration internationale organisée pour adapter des langues existantes ou en faire une synthèse plus proche que l'espéranto de l'européen moyen standard ; la chose a été expérimentée avec l'lnternational Auxiliary Language Association* (1924-1951) et son enfant chéri. l'lnterlingua (Large, pp. 145-155). Le problème fondamental auquel se heurtent ces efforts consiste à transformer un projet en une langue vivante. A leur apogée, le Basic English et l'lnterlingua ont fait l'objet d'une certaine utilisation, et il est possible que l'un et l'autre survivent chez une poignée d'usagers, mais aucun des deux n'approche, même de loin, le large éventail de pays, de milieux sociaux, de circonstances personnelles et de situations où l'espéranto est utilisé (Blanke. 1985, 1989). Bien des analyses ont été publiées, surtout en espéranto, sur les causes possibles de ces différences; mais peut-être suffit-il de se dire qu'une langue est un phénomène social et psychologique d'une complexité si extraordinaire que nous sommes loin de le comprendre ou d'être capable d'en faire une analyse correcte, alors même que nous nous en servons pour écrire et lire un texte comme celui-ci. Pour qu'une langue naisse, il faut un concours extraordinaire de circonstances historiques et culturelles, associées aux contributions respectives du talent, de l'instinct et, tout bonnement, de la chance.
On ne peut exclure absolument d'autres solutions au problème d'une langue commune inter-européenne. mais les deux pôles définis par Martinet mettent l'alternative fondamentale particulièrement bien en lumière. J'espère avoir réussi à expliquer en quoi les deux langues étudiées diffèrent l'une de l'autre et à montrer que la prédominance synchronique de l'une peut dissimuler, pour un temps, le dynamisme diachronique de l'autre. Il va sans dire que le présent essai ne concerne pas le court terme, ni l'éventualité d'une brusque transition.
Le rythme auquel les langues vont et viennent n'est pas de l'ordre de quelques années; leur croissance et leur déclin se mesurent en générations. L'anglais ne fait pas exception et l'espéranto. quelle que soit la part de formation consciente qu'il contienne, se soumettra inévitablement lui aussi à la règle générale. s'il en est ainsi, c'est pour des raisons d'ordre psychologique (la conscience collective ne peut assimiler une innovation radicale que moyennant un laps de temps considérable), politique (peu de politiciens appuieront une idée qui ne bénéficie pas clairement d'un vaste soutien populaire) et pratique (pensons aux difficultés que soulèverait l'enseignement d'une langue faisant l'objet, du jour au lendemain, d'une acceptation officielle). Tous ces facteurs sont liés au développement de la conscience culturelle de l'ensemble de l'Europe. Les processus en jeu n'ont rien d'automatique, et rien ne permet de dire s'ils s'étendront sur deux générations ou sur vingt. Mais si la vague puissante du respect de la personne et de la rationalité qui a fait son apparition il y a quelque 25 générations continue à porter toujours plus haut la conscience européenne, la balance qui favorisait naguère la soumission aux aléas de l'histoire penchera de plus en plus en faveur d'une langue incarnant la capacité qu'a l'être humain d'être créatif, d'opérer des choix conscients et d'assurer sa propre liberté.
*Note du traducteur: Cette expression anglaise peut signifier à la fois « Association internationale pour une langue auxiliaire» et « Association pour une langue auxiliaire internationale».
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MARK FETTES (né 1961 en Californie, Etats-Unis) est citoyen néozélandais
Ce texte a été publié en français dans "Documents sur l'espéranto" n°26 UEA, Rotterdam1991
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Mis en ligne par Dominique Couturier, novembre 1997